Voici donc mon texte, la biche, écrite en moins de 24 heures sous la contrainte suivante : "Un animal, sous quelque forme que ce soit, doit jouer un rôle au moins mineur dans la nouvelle." Ce petit défi d'écriture m'a fait produire entre hier 19h45 et ce matin cette courte histoire de fantasy. Bonne lecture ! (et soyez indulgent, c'est du premier jet)
La
biche
Le
bruissement du laurier sauvage tira Nicklas de la demi-somnolence
dans laquelle l’avait plongé cet après-midi de guet. De l’autre
côté de la clairière, les feuillages frémirent, signes de
l’arrivée imminente de sa cible. Il quitta l’appui du rocher
contre lequel il s’était assoupi et se redressa, aussi silencieux
qu’un lynx forestier. Malgré l’envie de se dégourdir les jambes
après des heures d’immobilité, il prit garde de rester à genoux,
dissimulé derrière un buisson d’aubépine. Il n’allait pas
ruiner ses efforts alors que l’issue n’avait jamais été si
proche. Le prétendant saisit son long bow, encocha sa Flèche, banda
l’arme en direction du bruit et attendit, les sens en éveil. Le
soleil ne pénétrait qu’à peine sous les frondaisons et seule une
dernière lumière dorée éclairait les corolles odorantes des
söffelnyls, les fleurs du Chasseur. Lui-même sentait l’humus, la
transpiration et d’autres parfums plus intimes, révélés par
cette veille patiente dans la tiédeur de ses vêtements de
peau. Nicklas pria les dieux, et surtout Lana, déesse de l’Amour,
que la brise ne tourne pas.
Se
glissant entre les branches d’un saule, la biche apparut, sa robe
tendre effleurée par la lueur mourante de cette fin de journée
d’été. Ses sabots délicats piquèrent l’herbe soyeuse de la
clairière pour trois ou quatre pas gracieux et cessèrent leur
danse. La tête au profil ciselé s'inclina avec prudence vers la
droite puis la gauche. Les naseaux frissonnaient et humaient les
fragrances de la forêt. Nicklas retint son souffle. Quelle beauté !
Il devait réussir, cette fois, ou il deviendrait fou. Il visa le
garrot, la corde de l’arc calée contre sa joue et le coin de sa
bouche. La biche s’avança. Trop tard, il devait réajuster son
tir.
L’animal
n’infléchit pas sa marche. Les söffelnyls captaient toute son
attention désormais. Heureux avait-il été de découvrir ce plant
non loin des sentiers empruntés par sa cible ! Leurs fleurs
mauves piquetées d’argent et surtout les lourds effluves
envoûtants agissaient sur elle et ses semblables comme un sac d’or
sur un marchand. Il la contempla avec tendresse alors qu’elle
s'inclinait pour saisir une première bouchée puis durcit son âme,
affermit sa traction, bloqua son souffle et lâcha son trait. La
Flèche partit dans un lent vol où elle se divisa, se déforma,
s’amplifia. Il lui poussa des griffes, une gueule menaçante, une
queue longue. Le loup gris du Chasseur prit forme parfaite et plana,
tous crocs dehors, vers la gorge de sa victime.
Dès
le claquement de la corde, la biche avait relevé la tête. Loin de
tenter de s’enfuir, elle se redressa sur ses pattes postérieures
et se changea en femme, bras écartés au-dessus d’elle. Le pelage
de son animal totem s’enroula en robe brune autour de la jeune
fille. L’élan du prédateur se brisa sur un mur invisible et,
redevenu Flèche, il s’abattit aux pieds de la belle Vilde. Elle se
pencha, ses longs cheveux fauves caressant les fleurs de söffelnyls,
et ramassa le projectile inoffensif.
Nicklas
avait encore perdu.
Il
se remit sur ses pieds, aussi vaincu que son loup et sortit de sa
cachette. Malgré l’humiliation de ce nouvel échec, le prétendant
tint à porter la tête haute et le regard droit. Il rencontra les
prunelles brunes de Vilde et son cœur se consuma de déception. Elle
lui tendit la Flèche d’une main ferme et si douce…
— Oh,
Nicklas… Je suis désolée.
Non !
Tout, mais pas de la pitié.
— Je
recommencerai, Vilde, affirma-t-il, les mâchoires serrées pour
retenir son trop-plein d’émotion. Je recommencerai, et j’arriverai
à la toucher. Alors, tu ne pourras plus te transformer et j’aurai
le droit de faire ma demande.
Le
trouvait-elle à son goût ? Éprouvait-elle la même douleur
que lui de savoir son amour interdit ? Elle manifestait une
telle froideur envers lui ! La guilde des herboristes
n’accueillait que les jeunes filles les plus douées dans la
science des simples et de la métamorphose. La tradition ne leur
permettait d’épouser que les prétendants capables de blesser leur
part animale. Ils démontraient ainsi leur valeur. L’union de ces
êtres d’exception rendait possible la venue au monde d'enfants
détentrices du don de leur mère. Quant aux garçons, ils
deviendraient Chasseurs. Seulement, certains individus étaient dotés
de pouvoirs hors du commun. Vilde était l’une de ces personnes, au
désespoir de Nicklas dont les talents ne mettaient jamais la biche
en danger.
Il
perçut un changement dans son regard, mais il était trop mortifié
par la déception pour l’identifier avec certitude. Mépris,
fatigue, ou tristesse ?
— Tu
devrais abandonner, Nicklas. Je suis hors de ta portée, tu le sais.
Il
le savait. Cependant, il ne pouvait se résoudre à interrompre sa
cour pour laisser le champ libre à Svengard, ce crétin aviné, ou
pire à Björn, dont on disait qu’il avait déjà brutalisé bien
des filles et qu’il rêvait d’ajouter une herboriste de renom à
la liste de ses malheureuses conquêtes. Nicklas était issu d’une
famille noble ce qui lui donnait la priorité de chasse sur les
autres prétendants en âge de faire leur demande. Svengard et Björn
devaient patienter en attendant qu’il soit victorieux. Ils ne
connaissaient rien à l’amour, mais Nicklas avait assisté à leurs
entrainements d’archers. Le jour venu, ils feraient mouche sans
aucun doute. Vilde devrait se soumettre à l’un d’entre eux si
lui-même renonçait pour se consacrer à la capture d’une cible
plus accessible. Il ne le supporterait pas. Alors, il s’acharnait.
Il avait cessé de calculer le nombre de ses tentatives.
— Un
jour, tu seras moins attentive. Les fleurs seront particulièrement
enivrantes et ta méfiance s’endormira. Je réussirai, Vilde.
— Cela
fait quatorze fois, Nicklas. La quinzième aura le même résultat.
Ainsi,
elle avait compté ses essais. Curieusement, cette révélation lui
mit du baume au cœur. Il la contempla sans répondre. Elle baissa
les yeux, replia le bas de son tablier pour y déposer les tiges de
söffelnyls, dont les étamines broyées et incorporées à des
pommades soignaient les affections du ventre et les raideurs du cou.
Il connaissait cette attitude chez sa bien-aimée. Elle marquait la
fin de leur rencontre. Pour cette fois encore, il tourna les talons
et rentra seul au village, les épaules pesantes.
Vilde
ne regarda dans sa direction que lorsqu’il fut hors de vue. Son
cœur se serra. Quand Nicklas lui avait fait comprendre qu’il lui
ferait la cour, elle avait commencé par mépriser ce Chasseur sans
grand talent. Pour qui se prenait-il, lui qui s’imaginait capturer
la belle Vilde, convoitée par tous et surveillée par sa mère avec
la rage d’un cerbère ? La jeune fille était consciente de sa
valeur, repérée dès l'enfance et confirmée par l’apparition de
sa biche totem le jour de ses Premiers Sangs. L’animal, symbole de
sagesse et de vivacité, ne s’incarnait que dans les herboristes
les plus prometteuses. Son éducation soignée et studieuse avait
également consisté à lui forger une volonté de fer et un orgueil
à la hauteur de ses talents.
Sa
mère avait répété à Vilde qu’elle ne devait en aucun cas
faciliter sa capture, afin de garantir un père exceptionnel à ses
enfants. Alors, quand Nicklas s’était déclaré, la jeune fille
s’était piquée au jeu, affûtant son attention et ses réflexes.
De son côté, le prétendant s’entraînait sans relâche,
progressait à chaque tentative, élaborait des stratégies, ne se
décourageait jamais. Son acharnement força le respect de
l'herboriste. Le garçon gagnait en assurance au fil du temps et elle
finit par comprendre qu’il ne renoncerait pas. Son regard sur lui
changea. Elle remarqua la largeur de ses épaules, l’éclat de ses
yeux, la finesse de ses longues mains nerveuses. Elle se prit à les
imaginer sur elle et en frissonna de plaisir.
Seulement,
toute la région connaissait son talent à elle et ses insuffisances
à lui. Si elle venait à baisser sa garde afin de lui faciliter la
capture, leur honneur à tous les deux serait perdu. Ils continuaient
donc cette joute absurde dont elle sortait gagnante en apparence. Au
fond d’elle-même, son cœur saignait. Elle n’osait lui avouer
son amour, car qui sait de quelle folie il se rendrait capable ?
S’ils s’unissaient malgré la tradition, ils seraient bannis tous
les deux.
Sur
son triste chemin de retour, Vilde songea aux années amères qui les
attendaient, à cet incessant jeu de la biche et du Chasseur qui ne
s’achèverait que lorsqu’ils seraient trop vieux l’un et
l’autre et que tout désir les aurait abandonné. Elle pensa à son
ventre qui resterait stérile, à ce corps qui ne connaitrait pas les
mains de Nicklas, à sa tête qui jamais ne reposerait au creux de
ses bras robustes, à ses lèvres éloignées des siennes.
L’injustice
de cet avenir la frappa et une idée impie lui vint, pour la première
fois.
Et
si la tradition était mauvaise ?
Et
si… ?
FIN
Magnifique ! Les dernières lignes m’ont bouleversé, quelle tristesse… Et en plus l’univers est original, je rêverai de lire un roman basé sur cette nouvelle… Un immense bravo ! Je partage sur Twitter ;)
RépondreSupprimer« rêverais »
RépondreSupprimerMerci pour ton passage, Escrocgriffe ! Je suis heureuse que ce texte t'ai plu ! Il a l'air d'avoir touché plusieurs personnes qui me réclament une suite. Il se peut qu'elle voie le jour, du coup ! A bientôt !
RépondreSupprimerTrès très beau. Magnifique plume...
RépondreSupprimerJ'ai été très touchée. Continue comme ça ...
Merci beaucoup pour ce gentil mot, Mayuraki ! C'est moi qui suis touchée...:-)
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